Alors qu'un projet de loi contesté veut réformer leur statut, ces espaces protégés s'interrogent sur leur devenir. Et Marseille sur l'opportunité de choisir ce type de structure pour sauvegarder ses calanques
Du côté du Vieux- Port, à Marseille, on vous le dit sur tous les tons: «Ici, on s'escagasse.» En clair, on se remue, on s'active, voire on se prend la tête. Objet de toutes les cogitations: le devenir des Calanques, entre la Pointe-Rouge et la baie de Cassis. Linéaire côtier de 38 kilomètres à couper le souffle, le site est un chef-d'œuvre de la nature. En péril. Comme le seraient, sur un autre registre, dit-on, et bien au-delà de la Canebière, nos sept parcs nationaux . Sept merveilles qui devraient devenir huit avec les Calanques si l'on suivait le souhait de certains Marseillais. Sept parcs pris dans la tourmente du projet de loi réformant leur statut.
Adopté en Conseil des ministres le 25 mai, le texte est jugé alarmant par nombre d'associations environnementalistes. Derrière le désengagement de l'Etat au profit des collectivités territoriales, elles subodorent un mauvais coup. «On affaiblit l'exigence de protection des sites, on l'organise même», observe Jean-David Abel, ancien conseiller de Dominique Voynet au ministère de l'Environnement.
Parcs en rade. Après la Vanoise, Port-Cros, les Pyrénées, dans les années 1960, les Cévennes, le massif des Ecrins, le Mercantour et la Guadeloupe, de 1970 à 1989, les Calanques seront-elles le huitième parc national de l'Hexagone, le premier du genre péri-urbain? Ou bien celui des Hauts de l'île de la Réunion (100 000 hectares, soit le tiers de l'île) lui soufflera-t-il la place? En dépit d'annonces réitérées, aucun parc national n'a vu le jour depuis seize ans. Et l'on ne compte plus les reports, voire les abandons - en Ariège, aux îles Chausey, en Corse. Sans parler du projet avorté d' «Espace Mont-Blanc».
Mer d'Iroise, Corse, Guyane, les projets annoncés au début des années 1990 attendent toujours ou se hâtent lentement. «Vidé de sa substance, le Parc national marin d'Iroise n'est plus aujourd'hui qu'un projet a minima», s'agacent les défenseurs de la cause. «Pourvu que les Marseillais ne connaissent pas nos dérives!» dit-on du côté du Conquet.
Montée en puissance d'intérêts particuliers, dérives liées aux dérogations accordées en matière d'urbanisme pour retaper bergeries, granges et cabanes de montagne, toutes résidences econdaires en puissance, les édiles aux pouvoirs renforcés sont soupçonnés d'être vulnérables aux pressions diverses. «Ne voulant fâcher personne, ils seront tentés d'adapter la réglementation pour que les contraintes de protection pèsent moins sur le développement de leurs territoires, dit-on au Syndicat national de l'environnement (SNE). Surtout s'ils président les parcs et ont une voix prépondérante dans le choix du directeur».
«Dans ce débat, le jeu des amendements parlementaires sera décisif. Avec le risque évident, sous la pression de députés préoccupés de leurs intérêts, de dénaturer, voire de démanteler les sites», renchérit André Etchelecou, président du comité scientifique du parc des Pyrénées. Procès d'intention? L'intéressé a toujours en tête les dix années d'affrontements autour de cette piste pour tracteurs qu'on voulait aménager, en vallée d'Aspe, à proximité des vallons d'Annès et de Bonaris, refuges du lagopède et du grand tétras. Ou cette station de ski de fond du col du Somport, annulée par le tribunal administratif mais pourtant équipée.
«Dire que les établissements qui gèrent les parcs sont d'abord la caisse de résonance d'intérêts particuliers est exagéré», conteste Joël Giraud, député apparenté PS des Hautes-Alpes, administrateur du parc des Ecrins. Question de perception sans doute - et de contexte local. «Ici, tous les élus ne sont pas intéressés par un fonctionnement optimal du parc, lâche un garde-moniteur du Mercantour. Ils le vivent comme un empêcheur d'équiper en rond.» Et puis il y a les précédents. «Les retouches successives apportées à la loi Montagne ou à celle sur le développement des territoires ruraux laissent des traces», commente la Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature (Frapna). Comme les récentes décisions concernant l'ours ou le loup. Rendez-vous donc dans quelques mois au Parlement.
Successeur de Serge Lepeltier au ministère de l'Ecologie et du Développement durable, Nelly Olin a inscrit le texte en procédure d'urgence, pour discussion à l'automne. Dans l'intervalle, elle entreprend aujourd'hui de renouer avec les associations les fils d'un dialogue interrompu. Inquiètes du manque de lisibilité d'un projet ayant donné lieu à sept moutures successives, elles aussi «s'escagassent» contre un possible dévoiement de pratiques jusque-là vertueuses. Et ce, alors même que chacun reconnaît leur réussite en matière de sauvegarde de la biodiversité et que Lepeltier lui-même évoquait à leur sujet «des cathédrales des temps modernes».
«Mais de quel édifice parlera-t-on si l'on démultiplie les situations d'exception au cœur ou en périphérie des parcs? s'interroge Jean-David Abel. Si la création d'un comité économique et social accentue la pression des intérêts locaux?» Pour Serge Urbano, vice-président de France nature environnement (FNE): «Trop de points fondamentaux restent flous, trop d'inconnues sont renvoyées à des décrets d'application. A la pointe dans le système de notation de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), la France risque de régresser.» Au ministère, où l'on affirme vouloir à la fois renforcer les protections et élargir le réseau des parcs, la remarque agace.
Alors, menacés, ces espaces emblématiques, dans la Vanoise et ailleurs, du renouveau des bouquetins, de l'aigle royal ou du gypaète barbu? En danger, ces sites exceptionnels, plébiscités, des Cévennes à Port-Cros, arpentés chaque année par plus de 7 millions de visiteurs? Après quarante-cinq ans de pratique, une réflexion n'est sans doute pas inutile, d'autant qu'avec la décentralisation le contexte politique local a changé. C'était déjà le leitmotiv du rapport remis, il y a deux ans, par le député du Var Jean-Pierre Giran à Jean-Pierre Raffarin. Le parlementaire y préconisait notamment une plus grande implication des élus locaux dans les instances du parc. Le temps où leur création pouvait être imposée d'en haut, au grand dam des édiles du cru, est définitivement révolu. Finie l'époque du plan-Neige, des stations intégrées, lorsque le parc de la Vanoise s'opposait violemment à l'extension de la station de Val-Thorens et celui du Mercantour à la création de deux stations de sports d'hiver. Des combats qui ont laissé des traces.
«Aux Ecrins, nous avons tricoté le parc pour le rapprocher des populations, pour qu'elles se l'approprient. Cela n'exclut pas les divergences, mais on les traite autour de la table», souligne Christian Pichoud, président de ce parc depuis cinq ans. Reste que la nouvelle donne laisse planer incertitudes et craintes de voir ressurgir de vieux projets comme, en Vanoise, la liaison Val-Cenis-Termignon ou celle entre Val d'Isère et Bonneval. Vu leur fréquentation, leur environnement immédiat - cette zone périphérique dotée, demain, d'un plan d'aménagement auquel les communes pourront ou non souscrire - et leurs moyens (le budget de la Vanoise égale celui de l'office de tourisme de Val-d'Isère), les parcs ont l'habitude de vivre sous pression. Le risque est de voir ces tensions s'amplifier. Jusqu'à faire tomber des digues de protection qui ont fait leurs preuves?
A Marseille, on parle d'opportunité. Aux portes de l'agglomération phocéenne, les 5 500 hectares des Calanques - la moitié de la ville de Paris - en imposent. Au même titre que le cirque de Gavarnie dans les Pyrénées, la quarantaine de glaciers des Ecrins ou la vallée des Merveilles, dans le Mercantour. Massif calcaire, escarpé et buriné, aux reliefs vertigineux, le monument est incontournable et Guy Teissier, député UMP et maire de secteur à Marseille, voudrait l'inscrire définitivement dans le scénario des «parcs de deuxième génération» que prépare la réforme législative. Pour ses falaises, coiffées de pins, aux abrupts plongeant dans les abysses de la grande bleue. Pour ses plateaux, entrecoupés de vallons secs et encaissés, de crêtes, de criques et d'aiguilles. Pour ses 900 espèces végétales (soit le cinquième de l'inventaire français) ou son aigle de Bonelli, protégé, comme le martinet pâle. Pour son domaine marin ou sa grotte Cosquer, témoin du paléolithique supérieur - lorsque le niveau de la mer était 130 mètres plus bas qu'aujourd'hui.
Grandiose. Mais fragile. Un fabuleux jardin public que chacun, au nom des usages, s'approprie plus ou moins, qu'il soit «cabanonier», chasseur «à l'avant», friand de petit gibier, ou passionné d'escalade et de passages en tyrolienne. Moyennant quoi, sédentaires ou touristes venus par la terre, plaisanciers, plongeurs ou pêcheurs, arrivés par la mer, ils sont plus d'un million à arpenter chaque année le site.
Un espace en alerte rouge
Surfréquentation? «Depuis cinq ans, TGV et 35 heures aidant, elle s'est accentuée», juge Madeleine Barbier, secrétaire générale de l'Union calanques littoral (UCL). Saturation des mouillages, l'été, à Port-Miou et ailleurs, débarquements problématiques à En-Vau, mauvaise qualité des eaux de baignade, en juillet-août, embouteillages au col de Sormiou, le long d'une des routes du feu, stationnements pris d'assaut à la Gardiole et Callelongue: l'espace est en alerte rouge.
Rouge comme ces feux qui, épisodiquement, ravagent le massif (3 600 hectares brûlés en 1990). Rouge, aussi, comme les boues issues du traitement de la bauxite de Gardanne, immergées au large par 330 mètres de fond.
Cinq ans de concertation
Rouge, enfin, de la colère de ceux qui voient le rivage des criques «mousser» sous l'effet des effluents rejetés, avec les eaux usées de l'agglomération, par l'émissaire de Cortiou. «On a éliminé les macro-déchets, mais on se dépêtre mal des détergents», observe Renée Dubout, de l'UCL. Engagée depuis 1992 dans la protection du site, l'association ne laisse rien passer. De l'aménagement par l'Office national des forêts, sous couvert d'entretien, du chemin d'En-Vau - une soixantaine de pins abattus - à l'utilisation à des fins touristiques de la grotte de Capélan, en passant par ce débarcadère bétonné récemment découvert entre Sugiton et Pierres-Tombées. Détérioration des herbiers à posidonies, des tombants de gorgones, diminution des oiseaux nicheurs, décharges sauvages, braconnage sous-marin... le constat des scientifiques, sans appel, confirme tous ces grignotages, ces petits arrangements, facilités par l'absence d'un gestionnaire unique au pouvoir affirmé.
Si tout le monde s'accorde pour reconnaître que ce patrimoine est menacé (surtout par «les autres»), la manière de le préserver en respectant les habitudes de chacun est loin de faire l'objet d'un consensus. Proposée par le Comité de défense des sites naturels (Cosina), l'idée d'une réserve naturelle, strictement contrôlée, où prévaudraient les interdits, ne convainc guère. «Ce serait tout mettre sous cloche. Impossible aux portes de Marseille de “sanctuariser” un tel espace», fait valoir Jean-Louis Millo, le directeur du Groupement d'intérêt public (GIP) mis en place en 1999 pour concilier les points de vue et préfigurer un parc national. Après cinq ans de concertation, l'entité présidée par Guy Teissier affirme avoir fédéré les bonnes volontés autour de l'idée. «Une conversion tardive, observe François Labande, ancien président de l'association Mountain Wilderness, administrateur du parc des Ecrins. Si beaucoup se décident aujourd'hui pour cette formule de parc national, c'est faute de mieux plus que par conviction».
L'appellation ne fait pas, pour autant, l'unanimité. Une pétition contre circule. «La publicité autour du label Parc national nous attirerait encore plus de monde», résume Janine Pastré, gérante de la SCI Marine-Sormiou (128 cabanons répartis sur 14 hectares). Le mieux, en somme, engendrerait le pire. Mais Teissier n'en démord pas. «On peut adapter ici ce qui marche à Port-Cros ou aux Ecrins», fait valoir son entourage. CQFD: la structure parc national serait donc le seul recours. Surtout si elle est mise au goût du jour par le toilettage législatif annoncé - et décrié. Du coup, les militants «pro» parc de toujours se montrent plus circonspects et attendent de connaître les tenants et aboutissants du projet de loi. Le Gip annonce pour septembre un document d'intention, sorte d'état des lieux que l'ensemble des collectivités concernées devraient parapher. Il faudra ensuite définir un projet de territoire et réaliser une enquête publique. La «bataille des Calanques» ne fait que commencer.
D'autant que, discrète, la mairie de Marseille, qui contrôle 90% du territoire des Calanques, n'a pas encore révélé ses intentions. Cabanonier à ses heures, du côté de Sormiou, son premier magistrat, Jean-Claude Gaudin, n'a sûrement pas l'intention de se laisser déposséder.
Post-scriptum
La rumeur voudrait qu'un projet d'inscription du site des Calanques au patrimoine mondial de l'Unesco soit à l'étude. Sera-t-il écologiquement compatible avec le dossier piloté par Guy Teissier?