Progressivement, l'exceptionnel devient ordinaire. Et la canicule qui saisit en ce moment l'Europe à la gorge quitte la rubrique des faits divers pour devenir un fait majeur de société. A coups d'incendies, de vagues de chaleur, de pollution atmosphérique, d'assèchement des sols et des fleuves - et demain d'inondations brutales et de tempêtes de type tropical-, la météo sauvage qui secoue nos pays de cocagne, traditionnellement tempérés - trois périodes de chaleur record au cours de trois mois consécutifs-, se présente comme une réalité abrupte qu'il faut interroger.
Ne constitue-t-elle pas un signe supplémentaire d'une modification en profondeur des conditions de la vie sur terre? Les symptômes d'un gigantesque remue-ménage s'accumulent.
"Les phénomènes météorologiques et climatiques atteignent des niveaux records", constate l'Organisation météorologique mondiale (OMM), et leur nombre n'a cessé de "s'accroître ces dernières années". Plus personne de sérieux ne peut aujourd'hui se contenter de hausser les épaules en évoquant des coïncidences ou les aléas de la variabilité naturelle.
L'humanité se trouve bel et bien agressée par un dérèglement climatique majeur qui s'accélère et se généralise. Imprévisible, le phénomène, provoqué par un réchauffement planétaire que les observations scientifiques et humaines les plus diverses confirment, entraîne avec lui une foule de questions sur l'avenir de nos sociétés, bousculant le cadre de nos habitudes et de nos pensées, y compris ce qui passe aux yeux de tous pour immuable et indépassable. Système économique, approvisionnement énergétique, modes de production, moyens de transport, organisation collective, comportements sociaux et modes de vie individuels sont concernés.
La crise climatique confronte l'humanité et ses civilisations à un défi redoutable: comment allons-nous vivre désormais avec un climat qui se retourne contre les hommes?
Comment et dans quel sens allons-nous réagir, rapidement et radicalement si possible, sous peine, peut-être, de mettre en cause notre propre survie? La répétition et l'intensité des phénomènes climatiques extrêmes mènent une sarabande effrénée sur l'ensemble des continents et des océans. Plus on se rapproche des pays les plus peuplés et les plus démunis du Sud, plus ce chamboulement ressemble à une danse de mort.
Canicules et inondations se succèdent, tempêtes et sécheresses se combinent. L'alternance rapprochée de catastrophes dites naturelles provoque une spirale de déséquilibres. Le nombre de victimes silencieuses et anonymes s'accroît. Les dégâts sur l'écosystème planétaire s'intensifient. Ils entraînent un cortège d'épidémies résurgentes, d'immigrations forcées, de réfugiés sans issue, de désertification massive, d'appauvrissement des sols, d'épuisement des rendements, de pénurie d'eau, de destruction des forêts, d'extinction des espèces...
Réagissant à cette tragédie qui mine la modernité, Sir John Houghton, ancien président de l'Office britannique de météorologie, n'hésite pas à se référer à l'actualité la plus explosive, qualifiant d' "arme de destruction massive au moins aussi dangereuse que les armes chimiques, nucléaires ou biologiques" le réchauffement climatique. "Comme le terrorisme, cette arme ne connaît pas de frontières", a-t-il récemment dit au Guardian.
Sir John Houghton n'est pas le seul à s'inquiéter. La plupart des politiques désignent désormais le réchauffement climatique comme un des principaux ennemis de l'avenir. On se souvient du fameux "La maison est en feu" de Jacques Chirac au sommet de Johannesburg. Et la communauté internationale a pris à Kyoto, en 1997, une décision historique: celle de réduire l'émission des gaz à effet de serre. Pour la première fois, une logique de décroissance a été introduite - plus symboliquement qu'efficacement - au cœur du système productif, à contre-courant du dogme récurrent de la croissance permanente. La prise de conscience semble progresser, et chaque nouveau coup de boutoir climatique la renforce. Au niveau des discours et des postures surtout. Car, dans la prise de décision, force est de reconnaître, comme Nicolas Hulot citant Bossuet, qu' "on s'afflige des effets mais qu'on s'accommode des causes". Le temps politique n'est pas celui du temps écologique.
La communauté scientifique, quant à elle, s'interroge encore sur l'origine du phénomène. A quoi ou à qui doit-on le retournement climatique? A un de ces soubresauts naturels de la machine terrestre qui, à l'échelle de l'histoire géologique, ont déjà précipité des changements spectaculaires à coups de glaciations ou de réchauffements? Ou à l'espèce humaine et à ses activités? Les études tendent à montrer que la seconde hypothèse est la plus probable. Les rapports de la Commission intergouvernementale sur les changements climatiques (IPCC) de l'ONU, l'autorité la plus fiable en la matière, se font de plus en plus précis et accusateurs.
N'y a-t-il pas coïncidence troublante entre l'augmentation des émissions de gaz à effet de serre, la hausse des températures moyennes et le dérèglement actuel? Le pire est peut-être à venir si le réchauffement en cours s'emballe après avoir libéré les énormes quantités de gaz à effet de serre (carbone et méthane) piégées dans les océans ou les terres gelées du Nord (le permafrost). Après tout, il n'a fallu qu'une augmentation moyenne de 7 °C de la température pour que les dinosaures disparaissent corps et biens alors qu'ils régnaient sur la terre.
Aujourd'hui, l'IPCC évalue l'augmentation possible jusqu'à 6 °C. Le débat continue sur les causes mais, en tout cas, plus personne ne met en doute le phénomène de réchauffement et de dérèglement.
Et, quoi qu'on en pense, il va falloir maintenant vivre avec. C'est-à-dire avec les révisions que cela impose. La vie, qui est robuste et qui a fait la preuve depuis quelques milliards d'années de sa faculté de résistance, est sans doute capable de s'adapter. Même si, cette fois, le changement est infiniment plus rapide - quelques dizaines d'années - qu'il ne l'a jamais été par le passé - plusieurs milliers d'années. L'homme le pourra-t-il? La crise climatique l'invite à un douloureux effort de modestie. N'est-il pas, somme toute, qu'une des manifestations multiples de la vie? Un invité surprise parmi d'autres? Bien plus fragile que nombre d'autres espèces? Plutôt que d'entretenir l'illusion prométhéenne d'une capacité supérieure à dominer tout ce qu'il touche, plutôt que de croire que le progrès finira toujours par l'emporter et que de nouvelles technologies parviendront un jour à réinventer l'eau, l'air et la terre, ne doit-il pas chercher le chemin d'une histoire collective soucieuse d'équilibre, de durabilité, de maîtrise et de réconciliation avec son environnement?
C'est là qu'interviennent toutes les questions qui fâchent, mais qu'il va bien falloir poser. Elles sont multiformes et concernent tous les domaines, qu'elles renvoient aux grands choix stratégiques ou aux minuscules comportements individuels. Si, comme c'est probable, l'humanité est responsable du réchauffement climatique et si elle veut, dans l'intérêt de chacun de ses peuples, interrompre le bouleversement en cours ou, du moins, le ralentir, des ruptures décisives s'imposent.
Oui, il faut consommer moins, brûler moins d'énergie, se déplacer autrement, économiser les ressources, produire autrement, éviter le gaspillage... Oui, prévention, précaution, réparation, recyclage, décroissance et économies sont les clés de l'avenir. Se traduiront-elles en autant de politiques? Ce serait introduire l'idée de limite au cœur de l'activité humaine. A contrario du consensus de la pensée contemporaine autour de la fuite en avant et vers le toujours plus.